Percer les mystères de la slime du ver de velours

Le ver de velours

La nature regorge d’animaux ayant développé des mécanismes de défense ou de prédation originaux. C’est le cas du ver de velours qui projette sur ses proies un jet visqueux appelé slime. «La particularité de cette slime est qu’elle se rigidifie au contact de l’air à mesure que la proie se débat. Celle-ci finit par être totalement prisonnière du piège et le ver de velours peut alors s’en nourrir», explique le chercheur Alexandre Poulhazan (Ph.D. biochimie, 2022), qui s’est intéressé au sujet alors qu’il effectuait son doctorat au sein du laboratoire de recherche de la professeure du Département de chimie, membre de NanoQAM, Isabelle Marcotte.

À titre de co-premier auteur, le diplômé signe dans le Journal of the American Chemical Society un article détaillant la structure moléculaire originale de cette mystérieuse slime, dont les propriétés pourraient éventuellement mener à la création de nouveaux matériaux synthétiques.

Le ver de velours est apparu sur le radar d’Alexandre Poulhazan en 2017 lorsque le professeur Matthew J. Harrington, de l’Université McGill, a fait appel au laboratoire d’Isabelle Marcotte. «Le professeur Harrington collabore avec une équipe de chercheuses et chercheurs allemands des universités de Leipzig et de Kassel qui s’intéressent depuis une dizaine d’années au ver de velours», raconte la biophysicienne.

C’est la présence anormalement élevée de phosphore dans la slime du ver de velours qui a incité le professeur Harrington à solliciter l’aide de sa collègue de l’UQAM. «L’hypothèse de l’équipe de recherche était que le phosphore indiquerait la présence de phospholipides, une famille de corps gras à propos de laquelle nous avons développé une expertise au fil des ans», explique Isabelle Marcotte.

En parallèle à sa thèse qui portait sur les microalgues, Alexandre Poulhazan s’est vu confier la mission de percer à jour les secrets moléculaires de la slime du ver de velours. L’agent de recherche et chargé de cours Alexandre Arnold a également participé aux travaux et figure parmi les cosignataires de l’article, tout comme Isabelle Marcotte.

Un phénomène unique

Le ver de velours vit dans les forêts tropicales et mesure entre 1 et 15 centimètres, nous apprend Alexandre Poulhazan. «Il s’est subdivisé il y a environ 400 millions d’années en deux branches, l’une que l’on retrouve à la Barbade et l’autre en Océanie. Même si leurs couleurs peuvent différer, les deux branches ont conservé la même méthode de chasse. Les vers de velours peuvent projeter leur slime jusqu’à 10, 20 ou 30 centimètres, voire plus dans certains cas.»

«À notre connaissance, c’est le seul matériau projeté par un animal qui passe de l’état liquide à l’état solide à l’extérieur de l’animal, s’émerveille Isabelle Marcotte. Par comparaison, l’araignée a des glandes dans lesquelles la soie est liquide, et c’est par un phénomène d’extrusion, c’est-à-dire lorsque la soie passe par des canaux très étroits, que les molécules se réassemblent pour passer d’un état liquide à un état solide. Idem pour le byssus de moule, dont le malaxage à l’intérieur d’une glande crée une fibre qui sort ensuite sous forme solide. Pour la slime du ver de velours, tout se passe à l’extérieur du corps de l’animal, c’est unique!»

L’équipe allemande avait déjà démontré que l’interface liquide-air est crucial dans le phénomène. «Si on secoue le ver, il ne se formera pas de fibres à l’intérieur de son corps, illustre Alexandre Poulhazan. Il faut absolument que le liquide soit expulsé, en contact avec l’air, et que la proie se débatte pour rigidifier le matériau.»

«Soluble dans l’eau, cette slime rigidifiée est “recyclable”, c’est-à-dire que le ver de velours récupère le matériau en mangeant ses proies, un peu comme l’araignée le fait avec sa toile», poursuit Isabelle Marcotte.

Manipulations complexes

Lorsqu’il s’est joint au projet, Alexandre Poulhazan pensait qu’il serait facile d’analyser la slime. «C’est toujours plus compliqué que prévu en biologie, lance-t-il en riant. La raison, dans ce cas-ci, c’est qu’il s’agit d’un échantillon difficile à manipuler.»

L’équipe allemande est allée à la Barbade pour en rapporter des vers de velours et elle a développé une méthode pour récolter la slime, en mettant la tête de l’animal dans un tube. La slime est expulsée par des conduits appelés «papilles orales» situés de chaque côté de la bouche du ver, explique Alexandre Poulhazan. Un ver produit environ 20 microlitres de slime par attaque (un microlitre correspond à 0,001 millilitre).

Pour préparer l’échantillon à analyser en résonance magnétique nucléaire, il faut le transférer dans un récipient adéquat. «Habituellement, on utilise des pipettes pour prendre des liquides, mais avec la slime c’est impossible, car cela crée trop de turbulences dans le liquide et les fibres se forment. Il a fallu y aller goutte par goutte à l’aide d’une petite spatule.»

Une architecture moléculaire qui pourrait être utile

Les premières analyses effectuées à l’UQAM par Alexandre Poulhazan avec les spectromètres de masse et les appareils de résonance magnétique nucléaire ont révélé qu’il ne s’agissait pas de phospholipides mais bien de phosphonates, que l’on retrouve surtout chez les animaux marins et rarement chez les animaux terrestres. «Les analyses de vers entiers par résonance magnétique nucléaire et transcriptomique ont d’ailleurs révélé la présence de phosphonates dans différentes parties du corps de l’animal, accréditant la thèse du recyclage de son propre matériau», note le chercheur.

Pour pousser plus loin l’analyse, Alexandre Poulhazan s’est rendu au National High Magnetic Field Laboratory, situé à Tallahassee en Floride. «On a accepté de m’accueillir pour que je puisse utiliser une toute nouvelle sonde de résonance magnétique nucléaire à haute sensibilité qui permet d’analyser les molécules en faible abondance sans être obligé d’utiliser des isotopes de marquage», explique celui qui poursuit actuellement ses études postdoctorales à l’Université de Stanford, en Californie.

Résultat de ces nouvelles analyses: les phosphonates de la slime sont reliés à des sucres, eux-mêmes reliés à des protéines. «La fabrication des phosphonates – du phosphore lié à un atome de carbone – par le ver de velours est une liaison chimique qui lui demande beaucoup d’énergie, constate Isabelle Marcotte. Normalement, on pourrait penser qu’avec l’évolution, l’animal en serait arrivé à synthétiser un groupement chimique qui demande moins d’énergie. Cela indique qu’il y avait un avantage évolutif à continuer de fabriquer des phosphonates, qu’ils sont irremplaçables dans la “recette” de la slime. La suite du projet consiste à découvrir pourquoi.»

Même s’il reste encore d’autres questions de recherche à élucider pour mieux comprendre le rôle des phosphonates, on peut déjà envisager les retombées des travaux menés jusqu’ici, ajoute la professeure. «Cette architecture moléculaire pourrait éventuellement mener à l’élaboration de nouveaux matériaux synthétiques aux propriétés similaires», illustre-t-elle. Une histoire à suivre!

Source : Actualités UQAM